Résumé
Les relations humaines sont des relations commerciales. On satisfait les besoins affectifs comme on satisfait les besoins matériels : par les échanges. Offre et demande affectives sont les deux pôles du marché affectif. L’accumulation du capital affectif à un pôle et de la misère affective à l’autre pôle est le résultat et la cause de l’exploitation affective, ou salariat psychique. La solitude est le chômage affectif.
L’exclusivité en matière affective n’est que le pendant de la propriété privée exclusive. Toute exclusivité implique qu’il y ait des exclus. Aucun agent économique des relations affectives ne se préoccupe de la collectivité comme d’un ensemble, mais est occupé à monter des pyramides et à faire rouler ses concurrents sur les côtés.
Chacun cherche à maximiser ses profits affectifs, en constituant de solides plates-formes sur la pyramide des relations sociales. Ces plates-formes sont notamment l’emploi, le mariage et la filiation. Qui veut préserver sa place doit préserver la hiérarchie dans ces institutions.
(La vie humaine est divisée en deux parties : privée et publique. La richesse affective consiste à accumuler une riche vie privée et une riche vie publique. La pauvreté affective est exactement le contraire, et la misère affective consiste à ne pas avoir de vie privée et seulement une vie publique (ou l’inverse). Pas de vie privée égale rien à échanger, juste la charité, ne pas avoir de valeur affective. N’avoir ni vie privée ni vie publique signifie la mort affective.)
Les échanges affectifs ne sont pas aléatoires mais fortement structurés. La production affective dépend totalement des échanges affectives. Une rupture en un point de la circulation affective se répercute dans toute la chaîne de production affective, pouvant engendrer une crise des échanges sociaux, ou une crise individuelle. C’est pourquoi il y a une telle résistance au moindre changement social, qui remettrait en cause la structure des échanges affectifs.
La plus grande menace pour les échanges affectifs sont l’empathie et la sollicitude non-conditionnelle.
« Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées, mais jamais échangées; données mais jamais vendues; acquises, mais jamais achetées – vertu, amour, opinion, science, conscience, etc., – où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeur. »
Karl Marx, Misère de la philosophie, troisième et dernière puissance de la valeur vénale.
Économie
Un paradigme social
Selon Marx, la société capitaliste n’est pas un ensemble de rapports des hommes aux choses, mais un ensemble de rapports des hommes entre eux, médiatisés par les choses.
Marx va jusqu’à dire que le Capital n’est pas une chose, mais un rapport social qu’il identifie au salariat. De même, la valeur n’est pas une qualité propre de la marchandise (chose), mais un attribut de l’échange (rapport) : la valeur est la puissance de l’échange, ou l’échange en puissance. Le sophisme qui consiste à identifier les rapports sociaux aux choses s’appelle la « réification » ; et il conduit à une perversion : le fétichisme.
« le capital est un rapport social entre personnes, lequel rapport s’établit par l’intermédiaire des choses »
Le Capital, ch. 33.
« Le capital est non un objet, mais un rapport social de la production, adéquat à une forme historiquement déterminée de la société et représenté par un objet, auquel il communique un caractère social spécifique. »
Le Capital, ch. 47.
« C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles (1). […] C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. » (Je souligne.)
Le Capital, ch. 4.
(1) Il s’agit du rapport de valeur des marchandises entre elles.
« Dans cette simplicité, ce rapport [le capital] met en relief la personnification des objets et la réification des personnes. »
Un chapitre inédit du Capital.
Chez Marx, le “capital” a au moins trois acceptions différentes : il désigne la chose, le rapport ou l’agent (le capitaliste). Dès lors qu’il désigne la chose, il est les moyens de production, si c’est le rapport, il est salariat, enfin s’il est l’agent, il explicite la réification humaine de la classe bourgeoise. Cette triple acception du terme doit être comprise comme un ensemble afin de bien saisir l’unité du concept.
Que la valeur soit l’échange en puissance (soit un rapport social), c’est ce qui découle du premier chapitre du Capital (Les deux facteurs de la marchandise). En effet l’échange est ce qui distingue la marchandise de tout autre produit sous des régimes de production différents. La notion philosophique de “puissance” est associée à un grand nombre de concepts marxistes. Par exemple la force de travail est le travail en puissance, l’argent est la valeur en puissance (2) (il s’agit donc d’une puissance de puissance), l’utilité (ou “valeur d’usage”, maudite soit cette obscure expression !) est l’usage en puissance.
(2) L’argent n’a pas de valeur propre puisqu’il ne renferme par de travail et n’a d’autre utilité que sociale, mais il représente une certaine quantité de valeur hors de lui-même : il est contre-valeur. cf : Le Capital, Ch. 3 : “Le papier-monnaie est signe d’or ou signe de monnaie.” “[…] l’or peut être remplacé par des choses sans valeur, par de simples signes.”
Le paradigme social appliqué à la sociologie
Si certains rapports bourgeois sont extrêmement médiatisés, comme le Capital, d’autre le sont beaucoup moins à tel point que le média matériel n’apparaît pas comme la forme essentielle du rapport. Dans le cas de l’enseignement scolaire par exemple, la force de travail se manifeste comme l’impression directe d’un être humain sur les autres, à travers la parole – les autres médias matériels (chaises, tables, bureau, etc.) ne participent à la relation qu’à titre subordonné.
Si la parole est une marchandise qui peut s’échanger contre l’argent, elle peut tout autant être échangée contre d’autres marchandises directement, puisque l’argent n’est que le média de la circulation universelle des valeurs. En particulier, la parole peut s’échanger contre la parole, et le comportement contre le comportement.
Dans un groupe social, les individus se polarisent les uns par rapport aux autres pour échanger des affects (3), médiatisés par des comportements et des discussions. Progressivement les échanges s’organisent à travers une structure dont la cohérence globale est plus importante que les échanges individuels. Ainsi ceux qui ne participent pas à la structure de l’échange sont exclus.
(3) “Terme repris en psychanalyse de la terminologie psychologique allemande et connotant tout état affectif, pénible ou agréable, vague ou qualifié, qu’il se présente sous la forme d’une décharge massive ou comme tonalité générale. Selon Freud, toute pulsion s’exprime dans les deux registres de l’affect et de la représentation. L’affect est l’expression qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle et de ses variations.” (le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis) Nous non plus ne séparons pas quantité de qualité (ce qui est une abstraction) et nous considérons toujours les affects avec une quantité déterminée d’énergie psychique.
Les affects sont les matières premières de la personnalité, et la personnalité est le capital des relations sociales. Si vous avez une personnalité forte et bien intégrée dans le réseau social, vous pouvez intervenir en tant que capitaliste sur le marché affectif. Vous accumulez une certaine quantité d’affects de toute part et de diverses qualités, que vous transformez en affects de valeur supérieure. Vous pouvez en garder une partie pour accroître votre personnalité et échanger le reste afin de poursuivre l’accumulation.
Inversement, si votre personnalité est faible et peu intégrée, vous ne pouvez pas directement produire d’affects dont la valeur soit supérieure à celle que vous avez achetée. Vous devez donc vendre votre force affective à des gens dotés d’une personnalité plus forte que la vôtre, et ainsi récolter votre salaire. Vous êtes dépendant affectivement, vous vivez à travers la personnalité de l’autre.
Si votre personnalité est plus faible encore, si vous ne produisez pas d’affects qui intéressent les autres, vous pouvez néanmoins recevoir les déchets affectifs de la société (haine, hostilité, mépris). Vous pourrez alors tenter de les recycler. Mais le résultat habituel est que vous vous remplissez d’ordures que vous êtes incapables de métaboliser, et que vous vomissez.
Comme tous les groupes sociaux sont interconnectés à un degré quelconque, on observe des flux d’accumulation généraux à travers une macrostructure englobant toute la société. On peut ainsi observer des flux montants, qui tendent à la concentration en haut de la pyramide sociale, et des flux descendants qui tendent à la dispersion par en bas. Les flux montants ont une valeur positive (comme des marchandises normales), tandis que les flux descendants ont une valeur négative (comme les déchets). On peut observer la circulation générale de ces affects en étudiant l’idéologie (le développement du nazisme, par exemple).
Déchets affectifs
Les déchets sont des marchandises spéciales dont la valeur est négative. Ils ont en effet des caractéristiques opposées aux marchandises normales : ils sont nuisibles et coûtent du travail pour atteindre une nuisance/utilité nulle et une valeur nulle. Comme le capital agit comme foyer de concentration de valeur positive, il agit inversement comme source de dispersion de valeur négative, de déchets.
La destinée des déchets est de se transformer en pollution affective ou en armes.
Armes affectives
Les armes sont encore des marchandises spéciales. Leur valeur est positive, mais leur effet est destructif (destructeur de valeur). Au repos, leur utilité est nulle.
Mars 2013.